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Théâtre

Bacchantes – Prélude pour une purge

Julie Marti | 18 septembre 2017


Si l’on en croit Ernest Hemingway, La révolution est une purge.

Salle comble cette après midi au théâtre Am Stram Gram pour assister à la création de l’artiste subversive d’origine cap-verdienne Marlène Monteiro Freitas. Il se dit beaucoup de choses dans les coulisses du festival de la Bâtie et malgré le puissant bouche-à-oreille autour de cette représentation, on ne sait pas exactement à quoi s’attendre… Après « Jaguar », sa compagnie nous propose une version singulière de la tragédie d’Euripide.
Alors que le public s’installe, les treize interprètes habitent déjà la scène; au sol, une bande jaune traverse l’espace de part en part de l’écosystème. Les performeurs s’affairent à des tâches étonnantes et fonctionnelles dans un paysage qui ressemble davantage à une salle de fanfare rangée par un architecte sous acide qu’à une scénographie de spectacle de danse (pupitres noirs étrangement repliés, tabourets, quelques micros sur pieds, un pad électronique en arrière plan).
Le casting est surprenant : cinq trompettistes, deux percussionnistes, un chanteur et cinq danseurs. Question costume – c’est encore de saison- tout le monde est en short ! La palette dans les tons gris, blanc et bleu, participe à rendre lisible la fonction de chacun. Au centre, une danseuse coiffée d’un bonnet de bain doré, nous fixe, les yeux cachés sous deux rondelles, façon masque de beauté. A l’ombre d’un lutrin, elle fait danser son visage, pourtant amputé de la puissance expressive du regard. Une danse absurde et défigurée qui titille nos émotions, déployant l’élasticité des muscles des mâchoires, des lèvres et de la peau.

À contre-courant, l’esthétique de cette danseuse formée chez P.A.R.T.S – prestigieuse école belge – dérange autant qu’elle amuse. « Je ne te reconnais pas, ton attitude, tes gestes quand tu danses, c’est comme si tu étais quelqu’un d’autre » disent les proches de Marlène Monteiro Freitas. De toutes parts on lui demande d’arrêter les grimaces. Insoumise, spectacle après spectacle, elle creuse le maniement du visage comme signature, pour flirter tantôt avec l’exubérance, tantôt avec la folie pure. « Chez moi, je ne sais pas si le mouvement part de la figure pour descendre dans le reste du corps ou le contraire » dit-elle.
Si le travail du masque expressif est virtuose – sans cesse sur la zone de limite entre la caricature et le lâcher prise – les démarches symptomatiques des danseurs, mi-animales, mi-robotiques, achèvent de nous déboussoler.
« Stop this fucking music or I will kill you » dit une danseuse à l’un des trompettistes alors lancé dans un long solo. Tout au long de la pièce, les musiciens s’impliquent dans des rôles de premier plan, et ne se contentent pas d’animer le carnaval. Ils composent un patchwork de brillants bruitages, de créations originales, et de répertoire existant (on retrouve le Boléro de Ravel en intégralité). Leur présence transcende Bacchantes qui s’approche ainsi d’une démarche proche du théâtre d’objet, où les accessoires (pupitres, sièges, sourdines, pistons, baguettes…) ont leur vie propre et stimulent notre imaginaire.
Assister à une pièce de Marlène Monteiro Freitas est une expérience hors du commun, pour un public majeur et vacciné. Au détour d’un décorum ou presque tout prête à rire, elle nous envoie quelques uppercuts vigoureux : « I am talking about sexuel tentation. I want a lover right know. Fuck me ! Right Know. (…) Good bye » dit une danseuse à la salle captive. Si Bacchantes nous confie tant d’histoires c’est pour cultiver notre sens de l’humour, notre faculté à créer des liens entre les séquences, ou à saisir le charme baroque de détails minuscules.
Il est vrai que l’on grandit beaucoup au cours de ce rite de passage new age. On ne sait pas bien si on a mieux compris Euripide, participé à une purge virtuose, ou vu le bras de fer entre les forces de Dionysos et d’Apollon. Mais peu nous importe, car notre esprit semble plus libre et plus joyeux, comme débridé par la force de vie communicative des bacchantes, les insaisissables servantes aux grimaces.
Agitant ainsi les ténèbres et les cris du corps, avec ce prélude syncrétique, Marlène Monteiro Freitas fascine parce qu’elle ne joue pas seulement à défigurer, elle nous montre du doigt autre chose. Tout au long de la pièce, elle pactise avec le scandale, et nous laisse entrevoir des indices, dont le plus puissant est sans conteste l’électrisante vidéo centrale. Vidéo dont je me refuse de « spoiler » les détails, mais dont émane l’odeur âcre qui précède souvent la révolution.
Genève, dimanche 3 septembre 2017
spectacle de Marlène Monteiro Freitas à La Bâtie
Alexandra Bellon  I Publié le 20 septembre 2017
Crédit photo : © Filipe Ferreira

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Une publication de Julie Marti


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