Le Prix Martin, absurde modernité
La compagnie Volodia présente Le Prix Martin , d’Eugène Labiche, au Théâtre du Loup
Quand on me dit vaudeville, je vois un placard, un amant enfermé, et des gens qui hurlent.
C’est plus fort que moi, c’est mon penchant intello à tendance révolutionnaire. Cette bourgeoisie qui se regarde le nombril pendant qu’on la caresse dans le sens du poil, ça me dérange.
Mais on ne va pas jeter tout le théâtre du 19ème par la fenêtre, pour quelques portes qui claquent.
Les pièces de Boulevard c’est le stand up de l’époque. Cela bouillonne. C’est le genre à la mode, des dizaines d’auteurs s’y frottent. Des bons, et des moins doués.
Déborder les codes
Labiche est du côté des créatifs, heureusement!
Pourtant, Le Prix Martin démarre sans surprise. Dans un intérieur cossu à la décoration kitsch, avec papier peint à fleurs et fauteuils en velours.
On découvre Ferdinant Martin, en train de jouer aux cartes avec son meilleur ami Agénor. Ferdinant est marié à Loïsa, qui, évidemment, le trompe avec Agénor. Le fameux triangle amoureux, sans lequel la vie des riches serait bien pauvre.
Ah, être un rentier au 19ème siècle… Le rêve! Passer ses journées à discuter, à faire la queue pour toucher ses dividendes et à malmener ses employés. Avoir comme seules inquiétudes les infidélités de son épouse et les effets de l’interdiction du travail des enfants sur le prix du coton.
Satirique et moderne
A partir d’une trame classique, Labiche développe un ton étonnamment caustique, qui tranche avec les comédies de l’époque. Il représente des héros masculins, certes dominants, mais qui doutent. Perdus entre l’injonction viriliste “le muscle, c’est l’homme” et la réalité de leur corps de vieux mâles.
Ils ont beau se teindre les cheveux, mettre des perruques et s’embarquer dans des péripéties sentimentales, le cœur n’y est plus.
En face, l’autre couple de l’histoire: des jeunes mariés à la libido insatiable qui tendent à Ferdinant et Agénor le miroir de leur propre décrépitude.
Comme il est loin le temps des lunes de miel, des hormones chargées à bloc et des coups de foudre. Tout fout le camp!
Et l’intrigue s’échappe, elle aussi. Le décor s’ouvre, les murs de l’appartement craquent, et voilà que le petit groupe part en voyage en Suisse. Une Suisse vue par un parisien, qui commence à Genève et va jusqu’à Chamonix.
Justesse et humour
Sous la direction de Nathalie Cuenet, la compagnie Volodia évite le piège d’un comique de situation qui pourrait devenir lourd.
Elle cherche la justesse, même dans les excès les plus aberrants.
L’amant trace à la craie, directement sur le dos du mari, des signes pour sa maîtresse. Le cousin mexicain se transforme en arbre, les jeunes époux font l’amour bruyamment dans la chambre d’à côté. On se croirait dans un film de Chaplin, le son en plus. Ou carrément dans le théâtre de l’absurde.
En 1950, Ionesco écrit La Cantatrice Chauve comme une parodie de vaudeville, dont les mécanismes déraillent complètement. On trouve les prémices de cette sortie de route dans Le Prix Martin. C’est l’une des dernières pièces de Labiche, il n’a plus rien à prouver, et s’aventure aux limites du Boulevard, vers le surréalisme.
Dans ce débordement de péripéties, les acteur·ices de la compagnie Volodia dosent leur jeu finement. Entre farce et naturalisme. Ils parviennent à incarner des personnages à la fois ridicules et profonds.
Des caricatures invraisemblables, auxquelles on s’attache.
Figures féminines
L’intrigue ne compte que deux rôles féminins: Loïsa l’épouse adultère, Bathilde la jeune mariée voluptueuse. A l’origine, la première est décrite comme une inconstante, limite hystérique, la seconde est « un peu bébête ». Elles pourraient presque rester inaperçues, en arrière-plan.
Les comédiennes Barbara Tobola et Julia Portier réussissent pourtant à s’extraire de ces clichés misogynes, pour ouvrir de nouvelles possibilités. Des femmes qui affirment leur désir, qui prennent leur liberté en face d’hommes totalement dépassés.
Une bourgeoisie qu’on en finit plus de moquer
Cette bourgeoisie semble venir d’un autre âge. Les empires coloniaux, la naissance de la consommation, le charbon qu’on brûle sans vergogne. C’est dans ce creuset que se sont formés bien des travers de notre monde d’aujourd’hui. Le mythe du progrès, de la croissance infinie, de la nature comme une ressource à exploiter.
Cent cinquante ans ont passé. Comme le fait la compagnie Volodia, il faut souligner l’étonnante actualité de Labiche. C’est vrai qu’ils nous ressemblent, les deux héros du Prix Martin. Enfermés confortablement, dans leur partie de cartes, pendant que le temps s’écoule, que les dividendes tombent et que l’atmosphère sature en dioxyde de carbone.
Alors je me pose une question. Est-ce que c’est le texte, qui est moderne, ou est-ce notre société, qui reste bloquée, quelques siècles en arrière? Depuis la Révolution Industrielle, les idéaux bourgeois ont l’air de tourner en rond, sans nous faire avancer. C’est peut être le moment de leur montrer où se trouve la sortie.
Le Prix Martin , texte d’Eugène Labiche, mise en scène de Nathalie Cuenet, du 03 au 19 février 2023 Théâtre du Loup
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Chronique : Léo
Animation : Zebra
Réalisation : Ornella
Première diffusion antenne : 31 janvier 2023
Crédit photo : Photos de répétitions © Carole Parodi
Publié le 25 janvier 2023
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