« Le mec de la tombe d’à côté », bijou du Crève-Coeur
Jusqu’au 11 février, le Crève-Coeur, à Cologny, présente “Le mec de la tombe d’à côté”. Une pièce directement inspirée par le roman éponyme de Katarina Mazetti, véritable phénomène littéraire des années 2000 ! À sa sortie en français, je me souviens de l’avoir dévoré en un week-end. C’était comme un énorme bonbon acidulé dont je savourais tous les grains de sucre de peur qu’il fonde trop vite.
Pour celles et ceux qui ne l’ont pas lu, le livre raconte l’histoire tendre et caustique de deux âmes brisées qui se rencontrent dans un cimetière. D’un côté, il y a Désirée. Jeune femme de 35 ans, bibliothécaire et citadine, qui pleure la tombe de son mari décédé d’un accident de la route. De l’autre, on a Benny. Agriculteur et célibataire endurci un peu lourdaud qui vient fleurir la tombe de sa mère morte d’un cancer.
Évidemment, leurs deux stèles sont voisines. Par la force de choses, ils se croisent. Souvent. Trop souvent même. Ils se gênent, se jaugent, s’agacent. Vous l’avez compris, ces deux-là s’exècrent. Il faut dire que tout les oppose : des ornements sur les tombes à leurs goûts vestimentaires !
Et puis un jour, il y a ce sourire échangé. Ça marque le premier rapprochement. Il est suivi d’une irrésistible attraction sexuelle. Mais comment vivre une passion dévorante quand on n’a rien en commun ?
J’ai été séduite par la transposition de l’œuvre à la scène. Ce n’était pas gagné d’avance, pourtant. Dans sa version originale, l’histoire est racontée à deux voix. À des moments, on est dans la tête de Désirée, à d’autres dans celle de Benny. Le texte est fait essentiellement d’observations, d’échanges rapportés et de réflexions intérieures. Vous savez, cette petite voix pétrie de préjugés qui ne peut pas s’empêcher de tout commenter !
Tout l’enjeu était donc de garder ce côté mordant et introspectif tout en faisant vivre la relation entre les deux personnages. En gros, de faire dialoguer des monologues ! Pas évident, mais le metteur en scène, Georges Guerreiro, a réussi son pari.
Si vous n’êtes jamais allés au Crève-Cœur, commencez par imaginer une toute petite salle avec un plafond bas. Une cinquantaine de places dans un cadre intimiste plongé dans l’obscurité. La pièce s’ouvre sur une scène presque vide. Face aux spectateurs, deux tabourets trônent côte à côte devant un panneau de lambris de bois. Une jeune femme, vêtue de beige et coiffée d’un bonnet bleu ciel assorti à son écharpe, descend du fond de la salle. Son allure est distinguée, un peu hautaine.
Elle s’assied, nous regarde, puis s’adresse à la salle comme si elle se confiait à son journal intime. « J’en suis à regretter le bruit de la chasse d’eau, assise sur un banc de cimetière », lance-t-elle désabusée. Débarque alors Benny dans sa salopette crottée. Il porte un cageot de babioles kitschissimes. « Ah non pas elle, je peux pas la blairer », lâche-t-il en apercevant Désirée.
À tour de rôle, ils s’observent et commentent en direct à la salle ce qu’ils perçoivent et pensent de l’autre. À quel point IL l’exaspère ou ELLE l’horripile. Les répliques fusent et s’entrecroisent. Il n’y a pas de cadeau, tout y passe : l’apparence, le physique, l’odeur. Être spectateur de ce ping-pong intérieur qui transpire la mauvaise foi, mais tellement humain est simplement jouissif !
Les changements de lieu sont suggérés subtilement par quelques accessoires amenés au fur et à mesure : un sceau, des boucles d’oreilles Mickey, une casquette à oreillettes, un harmonica ou encore un paquet de viande hachée congelée. Côté jardin, c’est bordélique, on est chez Benny. Côté cours, tout est bien rangé, c’est chez Désirée. On pourrait s’y perdre, mais non, pas du tout, on suit parfaitement l’histoire qui se déroule devant nous comme un film sans longueur.
Le décor minimaliste renforce le poids des mots et la force du jeu des acteurs. Le texte a évidemment été épuré, mais l’essentiel est là. C’est drôle, intime et incisif. Marie Druc excelle dans l’interprétation de cette jeune femme snob et condescendante, mais qui nous émeut dans son chamboulement interne. Quant à Vincent Babel, je le trouve très touchant dans ce personnage un peu rustre mais sincère et bon comme le pain.
À eux deux, ils nous mènent par le bout du nez. C’est simple, en 1h20 de spectacle, ils nous font vivre en accéléré la ronde des sentiments : la tristesse, la colère, le dégout, la gêne, la joie, le désir… Toutes les émotions exprimées sonnent juste. On s’y reconnaît. Elles font écho à nos travers et à nos ambivalences. Toute la saveur de la pièce est là.
Au final, on ne peut que rire et s’émouvoir devant une telle démonstration de sincérité si bien mise en scène. Plus de vingt ans après son écriture, le texte a gardé la même fraîcheur ! En sortant du théâtre, je n’ai qu’une envie : relire le roman et retrouvé le goût de ce bonbon acidulé qui a définitivement bien vieilli.
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Chronique : Céline
Animation : Emma
Réalisation : Baptiste et Alexis
Crédit image: Loris von Siebenthal
Première diffusion antenne : 17 janvier 2024
Mise en ligne : Céline
Publié le 30 janvier 2024
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