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La Règle du Jeu, l’art de faire l’autruche

Léo | 25 janvier 2023

Le metteur en scène Robert Sandoz présente La Règle du Jeu au Théâtre de Carouge.

Au départ, il y a un chef-d’œuvre du réalisateur Jean Renoir, sorti en 1939. L’histoire tourbillonnante des désirs et des infidélités du marquis de La Chesnaye, de sa femme, de leurs domestiques et de leurs amis snobs.

Sous des apparences de comédie badine, l’intrigue est un prétexte pour représenter la déliquescence de la société bourgeoise des années 30. Enfermée dans des codes absurdes et coupée de la réalité. Dehors la guerre menace, mais au château, on chasse le lapin, on s’embrasse en cachette et on tripote les domestiques. Le film illustre à la perfection l’expression “faire l’autruche”.

Dans l’adaptation de Robert Sandoz, le décor est simple: des portes. Comme il y en a des centaines, dans le théâtre de boulevards. Celles qui claquent, qui s’ouvrent sur des hommes cocus et se referment sur des femmes adultères. Ou le contraire. On pourrait presque entendre “Ciel, mon mari!”. Mais au ciel, justement, quelque chose cloche. Accrochés aux cintres, une vingtaine de lapins. Pendus, morts, ils attendent de tomber comme autant d’épées de Damoclès.

En dessous, l’espace est progressivement envahi par de vieux postes de radio. Ils donnent le contexte de l’époque, on est au temps de la TSF. Ils soulignent l’acharnement des protagonistes à rester sourds aux menaces de la guerre.

Une distribution minimaliste
Deux comédiennes et deux comédiens jouent l’ensemble des personnages.. J’en ai compté seize, mais j’en ai sûrement raté un ou deux.

Avant le début de la répétition, alors que les régisseurs finissaient de préparer les lumières, une actrice a fermé les yeux. Ses mains ont commencé à danser un étrange ballet, à montrer des directions. Elle parcourait dans sa tête, en accéléré, toutes ses entrées et sorties, par les cinq portes délimitant la scène.

La pièce est construite sur une mécanique de mouvement perpétuel. Ça ne s’arrête jamais. On entre, on sort, on s’aime, on s’insulte, on se bat, on danse.

Les changements de tenue express en coulisse introduisent dans le jeu un sentiment d’urgence. Une intensité qui donne au spectacle son aspect virevoltant.

Ballet de personnages

La surprise est permanente. Les comédiens semblent se métamorphoser par magie, le mari devient l’amant, le même rôle passe des traits d’un acteur à ceux d’une actrice. On se sent grisé, pris, nous aussi, dans la folie du bal masqué.

Mais on ne se perd jamais totalement, grâce au talent d’interprétation de la troupe: Lionel Frésard, Brigitte Rosset, Mariama Sylla et Diego Todeschini.

Une jambe raide et un fusil? C’est Schumacher, le garde-chasse. Une lavallière et des mimiques efféminées, c’est Monsieur de Saint-Aubin, le libertin.
Chaque personnage est très clairement identifié, à chaque fois par une attitude et un accessoire qui lui sont propres.

Ces permutations annoncent aussi la conclusion de la pièce, où l’échange d’un imperméable a des conséquences dramatiques. Du divertissement à la tragédie, parfois cela ne tient qu’à un costume.

Des clichés signifiants

L’aspect stéréotypé sert le propos. On a l’impression de voir des marionnettes s’agiter sur scène. Empêtrées dans leurs convenances, emmêlées dans les nœuds de leurs mensonges et de leurs péripéties amoureuses.

Certaines figures sortent tout droit d’une farce de Commedia dell’arte , comme les époux de La Bruyère. Deux boules de poils qui parlent pour ne rien dire.
Recouverts de manteaux de fourrure énormes, les visages masqués par des chapeaux trop grands qui leur descendent jusqu’au nez.

Mais si vous rêvez d’en découdre avec la bourgeoisie capitaliste, passez votre chemin! Avec La Règle du Jeu , Robert Sandoz choisit d’abord de célébrer le théâtre. La façon dont ses conventions et ses intrigues peuvent nous fasciner, au point de nous faire perdre le contact avec le monde.

Moi, j’avoue, je tombe facilement dans les mises en abyme. Alors, pendant qu’on se divertit à Carouge, comme le marquis tire le lapin, je me demande quels cataclysmes on refuse de voir.

En 1962, Jean Renoir disait, à propos de son film: “cette société n’a pas finie d’être pourrie, elle n’a pas fini de nous emmener vers de très jolies petites catastrophes.”
Quinze ans plus tard, un rapport fournissait à la direction d’ExxonMobil des prévisions très précises de l’impact des activités pétrolières sur le climat de notre planète.

C’était il y a 50 ans, et, comme dans La Règle du Jeu , tout le monde a regardé ailleurs. C’est ça, faire l’autruche! Malheureusement, c’est une expression dont on a toujours besoin.

La Règle du Jeu , adaptation et mise en scène de Robert Sandoz, d’après Jean Renoir, Musset et Beaumarchais du 24 janvier au 10 mars 2023 au Théatre de Carouge

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Chronique : Léo
Animation : Zebra
Réalisation : Ornella, Raphaël et Arthur
Première diffusion antenne : 24 janvier 2023
Crédit photo : © Guillaume Perret
Publié le 25 janvier 2023

Une publication de Léo


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