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CultureLa QuotidienneThéâtre

La Putain Respectueuse, enfer et oppression

Léo | 6 avril 2023

Selma Alaoui met en scène La Putain Respectueuse , de Jean-Paul Sartre, jusqu’au 30 avril 2023 au Poche. Un spectacle engagé, un texte retravaillé pour ouvrir des perspectives nouvelles aux protagonistes.

Ah, Jean-Paul Sartre! “L’existence précède l’essence”, l’idée d’une liberté absolue de l’individu, d’une vie définie par nos actions et nos choix. Il se trouve que Jean-Paul Sartre était aussi un très bon dramaturge. Il a écrit douze pièces, dont les plus célèbres sont Les Mouches, La Putain Respectueuse et bien sûr Huis Clos.

L’enfer c’est les autres

L’intrigue de Putain Respectueuse se passe dans une petite ville du Sud des Etats-Unis. Des Blancs accusent, à tort, de viol, deux hommes à la peau noire. L’un est assassiné, l’autre s’enfuit. Il se réfugie chez Lizzie, une prostituée, qui a assisté au crime. Elle est la seule à pouvoir témoigner en sa faveur et lui éviter le lynchage.

On est à la fin des années 40. Dans les États du Sud, la Ségrégation est encore en vigueur. La vie sociale, économique et politique des communautés Afro-américaines est strictement limitée. Des lois et des pratiques racistes instaurent une classe de sous-citoyens, sortis de l’esclavage mais totalement assujettis aux Blancs, et à leur barbarie.

Première pièce du Poche

Le 18 mars 1948, le Théâtre de Poche ouvre ses portes à Genève. Pour la première représentation, on donne Putain Respectueuse. Un texte d’avant-garde, qui vient à peine d’être publié. Sartre y dénonce les violences racistes et sexistes en se plaçant à l’échelle des individus qui les perpétuent. Il montre les choix, les renoncements, la lâcheté qui nourrissent l’oppression. Il étudie ce qu’il reste de notre liberté quand elle est face à la domination.

Pour cela, il enferme la prostituée Lizzie dans un dilemme, comme un rat dans un labyrinthe. Unique témoin à pouvoir éviter la condamnation d’un homme noir innocent, elle subit les pressions, les manipulations et la brutalité de gentlemen blancs, qui cherchent à protéger le meurtrier. Comme le dit l’un d’entre eux: “Coupable, ou non, tu ne peux pas faire punir un type de ta race”.

Le texte de Sartre est tissé dans cette tension extrême. Sous une langue moderne, quotidienne, affleure une cruauté infernale. On découvre un Jean-Paul dont la plume ressemble à celles de Tennessee Williams ou d’Eugene O’Neill. Une théâtralité sadique pour ses personnages, mais très efficace, qui tient le spectateur sous pression, en apnée dans les abysses de la morale.

Enjeux contemporains

Depuis 1948, de l’eau a coulé sous les ponts du Rhône et du Mississipi. La domination, pourtant, continue de bien se porter. Qu’elle se base sur la couleur de peau, le genre ou l’orientation sexuelle. L’identité des uns continue de se heurter à la tyrannie brutale d’un groupe de puissants autoproclamés.

Heureusement, notre regard sur les systèmes oppressifs évolue, doucement, notamment grâce aux mouvements des Droits Civiques des années 60, ou plus récemment à Black Lives Matter.

Il faut tenir compte de ce contexte pour aborder la pièce. On constate que Sartre a créé des victimes archétypales, au service de son étude. Il faut questionner son choix de ne pas donner de prénom ni beaucoup de relief à celui que les didascalies appelle “Le Nègre”. Même si ce terme est employé pour le dénoncer, c’est un mot tellement chargé de haine qu’un regard critique est nécessaire.

Adaptation engagée

La metteuse en scène Selma Alaoui a donc décidé d’adapter le texte. Elle ajoute plusieurs passages pour donner à cet anonyme en fuite un passé, une histoire, une colère. Des monologues, interprétés magnifiquement par Djemi Pittet avec une rage contenue, déchirante. Des moments de respiration, poétiques, qui apportent paradoxalement une certaine douceur.

Il faut dire que toutes les autres répliques sont représentées sur un mode particulièrement tendu. Lizzie, jouée par Jeanne de Mont, rencontre différentes figures du patriarcat blanc (fils à papa, sénateur, policier), tous incarnés par Léonard Bertholet. Les échanges sont agressifs, et le dialogue impossible.

Pour extraire l’unique rôle féminin de son statut de victime, la metteuse en scène a choisi de nager à contre-courant du texte de Sartre. C’est un choix audacieux, intéressant, mais qui ne tient que par la violence. Cela ouvre une ligne de fuite féministe pour la prostituée, mais enferme l’actrice Jeanne de Mont dans une révolte permanente, qui l’oblige à aller chercher dans des clins d’œil au public le soutien qu’elle ne peut pas trouver sur le plateau.

Dans la ligne qui est celle du Poche depuis sa création, Selma Alaoui présente une Putain Respectueuse engagée, militante, moderne. Quitte à sacrifier un peu de la complexité et de la théâtralité de l’œuvre originale.

Parce que, Sartre, ce n’est pas que de la philosophie désincarnée. Oui, ses personnages sont des archétypes, mais des archétypes de chair. Qui désirent, qui se battent, qui sont faibles. Il y a aussi tout un théâtre à aller chercher dans ces subtilités, ces contradictions, ces paradoxes d’une pièce qui défend des idées, mais qui leur donne d’abord une existence autonome, des contrastes, et des contradictions.

La Putain Respectueuse, mise en scène de Selma Alaoui au Poche

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Chronique : Léo
Animation : Zebra
Réalisation : Alexis et Sébastien
Première diffusion antenne : 03 Avril 2023
Crédit photos: © Isabelle Meister
Publié le 06 Avril 2023

Une publication de Léo


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