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CultureLa QuotidienneThéâtre

Invited Ghosts, poétique du pardon

Léo | 15 mars 2023

Le Grütli accueille Invited Ghosts du 17 au 26 Mars, une performance poétique de Phil Hayes et Taimashoe.

Dans le programme d’un des théâtres de mon enfance, il y avait une catégorie au nom évocateur: OTNI, Objet Théâtral Non Identifié. Tout ce qui sortait des sentiers battus y était regroupé. C’était la promesse de découvertes originales, de voyages planants et d’aventures hors des conventions.

C’est une description qui convient bien pour Invited Ghosts, un spectacle difficile à ranger dans une case.

Le plateau est couvert de neige en tissu. Au sol, gît une grosse sacoche UberEats. Un arbre mort. Du brouillard. Un piano recouvert d’une bâche. On pourrait être dans le monde apocalyptique de La Route, de Cormac McCarthy. Ou bien au purgatoire. En tout cas dans un espace à la marge, un lieu de transition.

Une silhouette se dessine, une grande lampe de poche –genre Maglite– à la main, un bonnet rouge mal ajusté sur le crâne. C’est Phil Hayes. Comédien, auteur, metteur en scène, performeur. Il est anglais mais vit à Zurich depuis quinze ans. Une deuxième forme humaine apparaît. La musicienne Gessica Zini, alias Taimashoe. Une expérimentatrice touche à tout, aux albums d’éléctro influence grunge et folk. C’est sa musique qu’on entend derrière moi.

Ensemble, le duo installe un univers mélancolique, dans la pénombre. Les improvisations au piano de Taimashoe se mêlent à la voix de Phil Hayes qui lit, en anglais, un long poème.

Des surtitres affichent la traduction du texte, qui est plutôt simple à comprendre. Je ne sais pas si c’est mon amour pour Shakespeare, mais je trouve que l’anglais, c’est tout de suite poétique. Comparée au français monotone, c’est une langue avec tellement d’accents, tellement de sons différents. Même sans comprendre le sens, on voyage.

« Comme un cheval blessé, comme un vieux renard, la fourrure en lambeau, je suis venu ». Les mots de Phil Hayes ressemblent à une longue litanie, bâtie sur une épiphore, cette figure de style qui consiste à répéter le même fragment à la fin des vers. Ici c’est « I’ve come », « je suis venu », qui est repris régulièrement, comme pour marquer la pulsation.

« Je suis venu », on pense à En attendant Godot, de Beckett, et à ses personnages qui attendent, toute la pièce, quelqu’un qui ne viendra jamais. Invited Ghosts pourrait en être la suite. Le même genre de lieu indéfini, une nature recroquevillée sous la neige, et cet homme qui nous dit qu’il a fini par arriver. Mais il n’y a plus personne.

« Je suis venu », il ne cesse de nous le répéter, après avoir posé son regard désabusé et nostalgique sur le monde dont il vient, qu’il a quitté. La queue devant les magasins pour se gaver de produits cheap, des gens qui consomment pour passer le temps, en attendant de regretter les heures perdues en ligne, online, et en file, in line.

Son texte est griffonné sur des dizaines de feuilles volantes, dépareillées. Papiers brouillons, verso de prospectus, cahiers d’écolier. Empilé ou plié dans une poche. Comme s’il avait fallu capturer à la va-vite des phrases, pour les sauver d’une catastrophe.

Et puis l’homme est interrompu, par la sonnerie d’un téléphone. Un vieux portable, accompagné d’un calepin, objet désuet qu’on appelait « répertoire », dans lequel sont notés les numéros de ses contacts.
On n’entend pas l’interlocutrice, on devine qu’il s’agit d’une femme, ou de plusieurs femmes, à qui le personnage demande pardon.

Pardon d’être entré, en cachette, dans l’appartement d’une collègue. Pardon d’avoir cherché à imiter, pendant des années, le caractère, les gestes et les plaisanteries, d’une autre personne. Il laisse des messages sur des répondeurs anonymes, pour dire qu’il va bien, qu’il ne faut pas le rappeler, qu’il est désolé.

Ces coupures un brin absurdes apportent des respirations dans le spectacle. On évite de se prendre trop au sérieux, comme c’est le cas avec certaines performances qui tournent à la masturbation de l’esprit. D’ailleurs, Phil Hayes refuse qu’on porte un regard trop intellectuel sur son travail.

Invited Ghosts est une œuvre intuitive, une recherche menée en commun avec Taimashoe. La musicienne tisse un paysage sonore teinté de mélancolie, avec ses accords tantôt brumeux, tantôt entêtants.

Elle a appris le piano en autodidacte, et cela se ressent dans son rapport à l’instrument, sans virtuosité démonstrative, un jeu engagé, spontané, intime. Bricoleuse des timbres, elle transforme le son, à grand coup de ruban adhésif pour étouffer les cordes, ou les mains directement dans l’instrument pour gratter là où cela résonne bien.

Le duo développe ensemble une ambiance doucement décalée, une esthétique hors du temps. Pendant une heure, on se laisse aller avec eux, à essayer de suivre des bribes de conversations téléphoniques. On est bercé par la beauté du texte et de la musique, par la façon dont ces deux mélodies interagissent pour créer des envolées lyriques, émouvantes et puissantes.

Invited Ghosts c’est un petit radeau singulier qui navigue entre le passé et le futur, les regrets et la promesse d’un jour meilleur.
Il vous attend, au Grütli, pour un voyage dans la poésie du pardon.

Invited Ghosts, performance de Phil Hayes et Taimashoe, du 17 au 26 Mars au Grütli

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Chronique : Léo
Animation : Zebra
Réalisation : Arthur
Première diffusion antenne : 14 Mars 2023
Crédit photos: © Niklaus Spoerri
Publié le 15 mars 2023

Une publication de Léo


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