Hiérarchie toxique et harcèlement dans le monde des médias
Pandémie et crise économique, l’année 2020 nous réserve encore de mauvaises surprises avec l’onde de choc lancée par l’article du quotidien Le Temps daté du 31 octobre dernier, sur ce que l’on nomme maintenant l’affaire Darius.
Sont révélées plusieurs accusations de harcèlement sexuel et psychologique par plusieurs cadres de la RTS, dont le présentateur vedette Darius Rochebin. Femmes et jeunes hommes témoignent, les médias romands vivent leur moment #MeToo. Anne-Claire Adet accueille Claire Burgy, Roxane Gray et Valérie Perrin pour réfléchir autour de cet épineux problème qu’est le harcèlement, ici dans le cadre du travail et en particulier dans le monde de la télévision romande. Sans se pencher sur les affaires en cours, car encore trop récentes, elles discutent de ce que ce scandale met en lumière, à savoir les mécanismes de sexisme structurels, ancrés dans les relations de pouvoir dans tous les secteurs du travail, partout où la hiérarchie peut trop prendre ses aises.
« Dès l’école, on apprend à obéir à celui qui nous domine. Ensuite, on apprend à jouer avec les armes qu’on a pour exister dans ce système de domination. »
Claire Burgy, présentatrice et responsable de la presse éditoriale du 12h45 à la RTS, est l’une des figures féminines les plus connues du petit écran romand. Roxane Gray est historienne doctorante à l’UNIL et se consacre actuellement à l’histoire des femmes réalisatrices de la Télévision Suisse Romande. Quant à Valérie Perrin, elle est la secrétaire syndicale romande du Syndicat Suisse des Mass Médias, RTS inclue. Toutes trois consternées par les révélations du Temps, elles ne se disent pourtant malheureusement pas surprises.
Roxane Gray a vite réagi, avec à ses côtés ses collègues Anne-Katrin Weber et Marie Sandoz, en publiant l’article « Les silences de la RTS : regard historique ». Elles y dépeignent la télévision comme un bastion masculin depuis très longtemps. Plutôt qu’une réaction à chaud aux évènements, les trois chercheuses démontrent que cette affaire est représentative des rapports hiérarchiques présents depuis des lustres au sein de l’institution. Depuis l’arrivée de femmes à la réalisation, à la fin des années 1960, les inégalités perdurent. Selon le métier, l’employée ne sera pas prise en compte par l’Histoire. Pourtant, c’est en décortiquant les mécanismes de rapports au pouvoir que révèlent ces métiers passés sous silence que l’on serait à même de les comprendre et de les éviter au mieux. Cantonnées aux sujets considérés comme mineurs, tels que les émissions à petit budget destinées aux femmes et aux enfants, les réalisatrices sont sous-payées. Claire Burgy, aujourd’hui à une place importante et visible, acquiesce, confirmant les dires de Roxane Gray par son parcours depuis ses débuts. La répartition sexuée du travail existe, la présentatrice indique même que certaines activités font perdre à la travailleuse son nom, devenant ainsi « la maquilleuse », « la speakerin » ou « la scripte ». Le genre influence trop fortement l’expérience professionnelle dans le monde de la télévision. Claire Burgy développe : après être passée par ces postes invisibilisants, elle a dû faire preuve de stratagèmes et d’efforts plus nombreux que ses collègues masculins pour se faire sa place et se faire entendre, mais aussi pour assoir sa crédibilité et sa légitimité une fois les échelons grimpés.
« La RTS s’inscrit dans la société, mais devrait être meilleure puisqu’on est un service public, on a une valeur d’exemple. »
Pour elle, son arme, c’était l’humour. Entrer dans le groupe, s’intégrer à l’humour ambiant, sexiste le plus souvent. Selon Roxane Gray, d’autres adoptent la flatterie, la louange, varient la tessiture de leur voix, adoptent des comportements plus masculins pour parvenir à se faire entendre d’une part, et écouter d’autre part. Claire Burgy évoque également sa double prise de conscience lorsqu’elle est devenue pour un temps cheffe de rubrique alors que le mouvement #MeToo apparaissait : le féminisme avait encore beaucoup à faire et elle se devrait de le défendre d’un point de vue éditorial comme personnel.
Concernant le harcèlement lui-même, Valérie Perrin évoque le dysfonctionnement de l’encadrement des différents métiers de la télévision. Les alertes, lorsqu’elles sont sonnées, sont peu écoutées. Peu de crédit, si ce n’est aucun, n’était accordé à ce que le SSM dénonçait. En 2019, dans la Tribune de Genève, Virginie Lenk et Simone Rau publiaient un sondage alarmant. Plus d’une femme sur deux travaillant dans les médias dit avoir été victime de harcèlement dans le cadre professionnel, pour 11% d’hommes. Tout aussi effrayant, seulement 7,5% des femmes harcelées font remonter l’information à la surface, que ce soit à l’extérieur de l’institution ou à la police. Tant de raisons empêchent la parole de se libérer : peur de s’exprimer, de se présenter en victime, de parler dans le vide ou même de se voir considérée responsable de la mauvaise image du secteur.
Que faire ? Quelles solutions se présentent ? Valérie Perrin explique le règlement proposé par le SSM pour remplacer une directive obsolète, mis en pause avec le début de la pandémie mais repris il y a quelques semaines. La mise en place d’un système de personnes de confiance externes à l’institution est envisagée. Valérie Perrin souligne que ces derniers temps, avec l’ombre du scandale, les choses s’accélèrent enfin. Les blocages se retirent, les propositions soumises sont acceptées avec empressement. Elle est optimiste, voyant avec la collaboration du SSM et du Collectif de la grève des femmes une avancée considérable et imminente dans la lutte contre le harcèlement. Claire Bugny, elle, avait animé en mai un journal des femmes, suivie par la grève des femmes en juin. La difficulté, c’est de conserver l’attention sur ces problématiques après ces dates. Autour de la table de la rédaction, les femmes sont nombreuses, sensibilisées au féminisme. Les sujets touchant à cela sont donc plutôt faciles à apporter au centre de la discussion, mais la concrétisation est plus complexe. Plusieurs féminismes différents existent, tous ne sont pas représentés par l’équipe éditoriale. Les choses sont donc sur la bonne voie, mais il ne faut pas lâcher l’affaire.
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Invitées : Valérie Perrin, Claire Burgy et Roxane Gray
Interview : Anne-Claire Adet
Animation : Lola
Production : Halima
Réalisation : Alexis et Nacho
Crédits photos : Vanilla Bear Films, Joppe Spaa
Date de diffusion : 11 novembre 2020
Mise en ligne : Kelly
Responsable éditorial : Charles Menger
Publié le 13 novembre 2020 à 16h30
Mis à jour le 13 novembre 2020 à 20h41
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