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Imaginez un film où le personnage principal est un âne. Ce n’est pas que vous regardez le monde à travers ses yeux, comme par le biais d’une caméra subjective. Non, c’est que vous le voyez de son point de vue. Voilà le pari fou que le cinéaste polonais Jerzy Skolimovski a réalisé. On oublie ses codes narratifs d’Homo Sapiens, et on se met dans la peau de Eo. Eo, littéralement « Hi-han », titre – onomatopée annonciateur du caractère à
la fois simple et loufoque de cet objet cinématographique unique.

Avec 20 films au compteur depuis les années 70, il faut dire que Skolimovski est un cinéaste qui aime prendre son temps. Après le sublime « Deep End », le très engagé « Travail au Noir » ou encore le thriller politique « Essential
Killing », il passe cette fois derrière la caméra pour dénoncer la cruauté humaine envers les animaux. Il dégage donc les humanoïdes de sa focale, pour leur préférer l’innocence des bêtes. Et tout sauf innocente est la couleur rouge sang qui balaie la première séquence. On y découvre, quelque part en Pologne, sur la piste d’un cirque, Eo, l’âne gris éponyme. Sous les lumières stroboscopiques écarlates il est mené par Magda, sa gentille dresseuse. Vedette de spectacle le soir, on le retrouve bourricot à tout faire le jour, tirant sur sa charrue « déchets et tas de ferrailles » au service de la troupe. Mais bientôt des manifestants antispécistes, font pression pour que le cirque se sépare de ses animaux. Le voilà alors déplacé dans un haras de luxe, où son statut n’évolue guère. Invisible aux yeux des hommes il y est l’observateur de scènes grotesques. Les chevaux avec qui il cohabitent sont utilisés comme accessoires de mode pour des shooting photos glamours. Excédé, il prend la tangente. De fuites en captures, d’errances en inerties, il fait l’expérience de la joie et de la peine. Sur sa route qui l’emmène jusqu’en Italie, Eo fait face à l’absurdité du comportement humain, ce bipède toujours prêt pour la baston qu’il soit supporter de foot, aristocrate ou chauffeur poids lourd. Mais c’est surtout la douleur commune à tous ses congénères à poils et à plumes qu’il fini par constater. Renard chassé, vaches contraintes à l’abattoir et visons électrocutés. Tel est le théâtre glaçant d’un univers où l’existence des bêtes est perpétuellement menacée.

Dans ce film – qui a gagné le prix du Jury à Cannes –, les choses arrivent, c’est tout. Les scènes se succèdent même si on ne sait jamais très bien quand elles commencent ni quand elles prennent fin. C’est comme un film à sketchs, dans la tête d’un âne. Pour nous aider à y entrer, la caméra plonge dans la touffeur de son pelage un peu rugueux. Elle s’attarde sur la buée qui sort de ses naseaux frémissants et par-dessus, tout elle fixe son oeil noir brillant. Ça ferait presque penser à du Terrence Malick, version équestre. D’autant plus que les dialogues sont rares et lointains. La bande son s’en trouve aussi richement investie : d’abord par la musique dur et onirique de Pawel Mykietyn, qui met l’accent sur la triste odyssée vécue par la faune, sauvage ou domestiquée ; puis par la voix de l’âne qui s’exprime à travers sa respiration et ses hennissements. Eo, avec son registre esthétique en mutation permanente se présente comme une expérimentation sensorielle et temporelle. Il faut se laissez porter.

Ce que j’ai fait globalement. N’empêche que j’ai quelques réserves sur l’intention du cinéaste à éviter l’anthropocentrisme, cette conception qui fait de l’homme le centre du monde. Je m’explique. Malgré le fait que Eo soit de chaque plan, je n’ai pas pu m’empêcher de plaquer mes ressentis d’humaine sur lui. J’ai l’impression que Skolimovski projette sur cet animal une mélancolie qui, au fond, lui appartient sans doute plus qu’à l’âne. Difficile donc d’appréhender Eo tel qu’il est. Ou peut-être est-ce tout simplement impossible? À moins que l’âne ne soit lui-même l’auteur du film.

En tout cas, l’objectif de sensibilisation à la souffrance animale est remplit. N’oublions pas que l’adjectif « âne » est utilisé comme une insulte pour désigner une personne stupide ou ignorante. On se dit ici que c’est celui qui dit qui y est. Le regard porté par Eo sur son environnement marque une distance qui provoque quelque chose de l’ordre de la satire sociale. Son oeil a le pouvoir de déstabiliser et de renverser l’ordre établi.

Vegan ou non, si vous voulez donner un coup de boost à votre éthique, je vous invite à faire la même expérience de pensée que moi : quoiqu’il vous arrive posez-vous la question « et si un âne me regardait ? ». C’est redoutablement efficace.

Une publication de Emilie


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