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CultureExposLa Quotidienne

Le dessin pour dénoncer

Céline | 15 mai 2024

Le 3 mai, la Fondation Freedom Cartoonists et la Ville de Genève ont remis le prix international du dessin de presse. Attribuée tous les deux ans, cette récompense est toujours accompagnée d’une vaste exposition sur le quai Wilson. Cette année, trois thématiques sont à l’honneur : les droits des femmes, les guerres actuelles et l’intelligence artificielle. L’expo, gratuite, est à voir jusqu’au 2 juin.

C’est fascinant les dessins de presse. Les bons, ils t’attrapent au premier coup d’œil. En une seconde, ils arrivent à te transmettre une idée forte, à traduire en image une opinion et à te faire rire sur des sujets graves. Tu les regardes et c’est comme s’ils te glissent à l’oreille : hé psst, c’est ça qu’il faut voir dans cette réalité !

Sur le quai Wilson, c’est la crème de la crème. 60 œuvres de dessinateurs et dessinatrices du monde entier au talent incontestable. Quelques traits de crayons et bam ils t’exposent la violence d’un régime politique ou l’absurdité d’une loi. Quand t’arrives tout juste à faire deviner un chat basique au pictionary, tu peux juste t’incliner devant un tel savoir-faire.

On l’oublierait presque là, face au jet d’eau, mais de nombreux dessinateurs et dessinatrices risquent leur vie pour leurs idées. Ils subissent des pressions, des menaces, des plaintes, si ce n’est pire. D’ailleurs, leurs conditions de vie sont souvent un bon indicateur de la santé démocratique d’un pays.

Les cas des deux lauréats en disent long. D’ailleurs, plus que des dessins, je vais vous parler d’eux. Car finalement, le prix honore, aussi et surtout, le courage de tous ces gens.

Les primés cette année sont Rachita Taneja et Zunzi. La première est une jeune Indienne d’une trentaine d’années. Elle est une des rares femmes du pays à faire des dessins de presse. Il faut savoir qu’en Inde, 95% des personnes qui ont choisi cette voie sont des hommes. Rachita Taneja dit d’ailleurs que sans Internet, elle n’y serait jamais arrivée.

Autant vous dire que la jeune femme dérange. Par ses idées évidemment, mais aussi ce qu’elle incarne. Pour la décrédibiliser, plusieurs théories fumeuses circulent sur elle. Beaucoup de gens pensent qu’elle est un homme, car elle donne son avis sur la politique. D’autres imaginent qu’elle est financée par l’opposition ou alors des conspirationnistes occidentaux.

Rachita Taneja n’est pas du genre à se laisser impressionner. Ces rumeurs l’amusent plutôt. De toutes façons, tout ce qu’elle trouve injuste, elle le dessine sur sa tablette puis le publie sur les réseaux sociaux. C’est comme ça d’ailleurs qu’elle s’est fait connaître en 2014. En postant une BD féministe, baptisée serviette hygiénique – il faut quand même oser – qui était très critique envers la religion et le pouvoir.

Ses sujets de prédilections sont le patriarcat, l’intolérance et de l’autoritarisme. Avant chaque dessin, elle prend beaucoup de temps à chercher comment formuler ses idées pour que le message soit le plus clair possible. C’est vraiment ça qui l’intéresse : transmettre un point de vue. Le côté artistique est accessoire. D’ailleurs, elle se trouve nulle en dessin. Ça doit être parce qu’elle n’a pas vu mon chat…

Aujourd’hui, sa page Instagram compte près de 130 000 abonnés. Évidemment, ses prises de positions publiques passent mal dans le pays. Elle vit actuellement sous la menace d’une peine de prison. Son procès n’a pas encore eu lieu.

Les dessins de Rachita Taneja sont très facilement reconnaissables. Ils sont toujours en noir et blanc avec des personnages filiformes et du texte. Celui qui m’a le plus marqué est une image qui est séparée en deux cases distinctes, comme une BD : en haut à gauche, c’est écrit « déclaration » et en dessous on voit un personnage qui dit « Je suis apolitique » ; et à droite, on lit « traduction » et en dessous le même personnage dit « Je suis privilégié et épargné, si ce n’est favorisé par la politique actuelle ».

L’autre lauréat s’appelle Zunzi. Il est né à Hongkong et a 59 ans. C’est intéressant, car sa situation est assez emblématique de ce que traverse le territoire depuis quelques années avec la main-mise de la Chine qui réduit encore et toujours la liberté d’expression.

Le dessinateur a travaillé pendant 40 ans pour un grand quotidien d’Hongkong, le Ming Pao. Et puis en mai 2023, d’un jour à l’autre, il s’est fait mettre à la porte.

Ça faisait quelques années déjà que Zunzi était très critiqué par les autorités. Plusieurs fonctionnaires estimaient qu’il avait un humour moralisateur, que ses dessins étaient biaisés, qu’ils portaient de fausses accusations, ou qu’ils nuisaient à l’image de Hongkong.

Aujourd’hui, Zunzi se retrouve donc sans emploi à presque 60 ans et tous ses livres ont été bannis des bibliothèques publiques.

Dans ses dessins, le Hongkongais joue souvent avec des symboles forts qu’il va rapprocher ou détourner pour leur donner une autre signification. Ses dessins sont super efficaces. Pour moi, ils agissent un peu comme des coups de poignard.

Il y en a un par exemple qui montre les caractères chinois du mot liberté de presse en train de saigner sur la lame d’un couteau. Dans le même style, on voit, sur une autre image, le sinogramme du mot Loi qui est transformé en arme par des mains en rouge sans visage. Sinon, il y a aussi un monstre représentant le système éducatif qui mange dans la cervelle d’un homme. Glaçant mais très parlant.

Lorsqu’il a reçu son prix, Zunzi a dit que ça lui a fait réaliser que des gens se préoccupaient de la situation d’Hongkong. Aller voir cette expo, ça nous fait réaliser, à nous, l’héroïsme de tous ces dessinateurs et dessinatrices qui se battent en silence pour défendre la liberté d’expression.

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Chronique : Céline
Animation : Emma
Réalisation : Sébastien
Crédit image: Rachita Taneja
Première diffusion antenne : 8 mai 2024
Mise en ligne : Céline
Publié le 15 mai 2024

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Une publication de Céline


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