Bistronomia sert une vision piquante de la haute gastronomie
Saliver devant sa télévision en regardant des plats qu’on ne pourra jamais déguster, voilà une mode que le temps ne semble pas atténuer. Depuis Top Chef, Un dîner presque parfait, Le meilleur pâtissier, Cauchemar en cuisine, – et j’en passe –, tu sais ce qu’est un espuma, tu te vantes de ton dernier Paris-Brest à la fève de tonka, et tu es fier d’offrir une poche à douille pour l’anniversaire de ta pote Marjorie.
Forcément, face à l’engouement, la fiction s’y met aussi. Après l’immense succès de The Bear, il fallait bien que la France s’aligne, histoire de défendre son titre de haut lieu du goût. Arrive donc Bistronomia, une série France TV qui plonge dans les coulisses, parfois amères, de la gastronomie. Derrière la caméra, Marie-Sophie Chambon réalise une œuvre puissante, à partir d’une idée de Marine Bidaud et Alexandre Cammas – le fondateur du guide Fooding.
Nous sommes en octobre 2005. L’époque des blogs, des Pumas Mostro, et des SMS tapés sur un Nokia 3310. Pendant que des émeutes éclatent en banlieue parisienne, Johanna Diallo entame son service dans les cuisines étoilées du Régent. Jeune sous-cheffe prometteuse originaire de Clichy-sous-Bois, elle rêve de devenir une cheffe reconnue. Mais le parcours est long et, avant d’y arriver, elle doit survivre à la violence de sa brigade. Moqueries, insultes, hurlements et humiliations polluent son quotidien. Et comme si ça ne suffisait pas, elle cache une tendinite qu’elle refuse de soigner pour ne pas perdre sa place.
C’est dans cet environnement infernal qu’elle se lie d’amitié avec Amandine, fille d’un cuisinier renommé. Reconvertie en serveuse après des études en commerce, elle veut ouvrir son propre établissement. Elle, c’est l’autre versant du milieu: le privilège, le réseau, le nom qui ouvre toutes les portes. Mais Amandine va mal. Sous sa tenue de service, elle lutte contre des crises de boulimie, qu’elle aussi, tente de cacher.
Deux femmes aux parcours opposés, réunies par la même passion et la même rage de prouver qu’elles ont leur place dans un monde d’hommes.
Enfin, il y a Vivian, le troisième camarade. Critique culinaire en devenir, il rêve de révolutionner la presse gastronomique et de mettre en avant des établissements atypiques. Sauf qu’il tombe dans une rédaction d’un autre âge, où les journalistes ne jurent que par les étoilés. C’est le pote cool qu’on aimerait toutes avoir, un allié sûr à la fois rêveur et encourageant, qui sait dire la vérité en face sans jamais écraser les autres.
Un soir, ivres de colère autant que d’alcool, le trio décide d’ouvrir son propre restaurant. Un lieu simple, sans chichis et sans cris. Une cuisine fine mais abordable, loin du luxe des palaces. C’est le début de ce courant culinaire qu’on appellera « bistronomie ».
Mais dans un monde où l’argent est le seul ingrédient, les illusions retombent aussi vite qu’un soufflé.
Bistronomia ne donne pas vraiment la recette du gratin dauphinois, mais dénonce plutôt les dessous du métier. On a quand même de belles images d’oignons revenus au beurre et de bisque de homard, mais ce n’est pas tellement le fond du sujet. La série s’attarde avant tout sur la révolution culinaire des années 2000, une sorte de mai 68 des restos. En finir avec l’académisme, telle est la volonté d’un grand nombre de jeunes chefs, qui décident de troquer l’argenterie contre des couverts en inox, les menus dégustation contre des plats uniques, et le formalisme du Michelin pour des lieux plus conviviaux.
La série ne cache pas la toxicité du milieu, bien au contraire. Elle met en lumière tout ce que la gastronomie a longtemps tenté de cacher sous sa toque: la misogynie, le racisme, l’homophobie, la prise de drogue, les humiliations, et les violences physiques et sexuelles.
Les cuisiniers enferment une apprentie dans une chambre froide, le chef de rang agresse Amandine, et un chef jette des assiettes sur sa brigade durant le service. C’est brutal, parfois même difficile à regarder. C’est tellement infernal qu’on se demande si la série force le trait. Mais replacée dans une ère pré #Metoo, il est malheureusement bien possible qu’elle ne fasse que dire tout haut ce que beaucoup vivaient tout bas.
La différence entre la salle et la cuisine est saisissante. Devant, tout est feutré, calme, poli. Derrière, c’est un champ de bataille : bruyant, étouffant, violent. La hiérarchie y est militaire, la peur permanente. Personne – encore moins les femmes – n’y est en sécurité.
Le programme regorge de personnages imbuvables: les cuisiniers, les critiques, le couple de financeurs du futur restaurant… tous sont persuadés de détenir le pouvoir absolu. Soit parce que ce sont des hommes, soit parce qu’ils ont de l’argent.
Heureusement, Bistronomia ménage quelques respirations. Les grands-parents de Johanna sont extrêmement soutenants et attachants. La correctrice du bureau de Vivian apporte aussi un peu d’espoir dans ce monde fermé. Drôle et lucide, elle essaye de changer les choses avec ses blogs. C’est elle, d’ailleurs, qui lance l’idée d’un guide en ligne. Un média pour parler de gastronomie autrement. Une nouvelle forme de journalisme est en train de naître.
La série ne s’éparpille jamais. Elle reste centrée sur son sujet: la cuisine. Pas d’histoire d’amour en parallèle, pas de détour. Seulement trois êtres qui essaient de trouver leur place dans un système qui les broie.
Certes, Bistronomia n’est pas parfaite. Le rythme est inégal, certaines scènes manquent un peu de naturel… et j’aurais aimé qu’on sente davantage l’originalité des recettes. Mais c’est une création dense, brute et sensorielle, qui dit quelque chose de vrai sur les fractures sociales et sur le prix – souvent trop cher – qu’on paye pour faire ce qu’on aime.
Alors oui, Bistronomia donne faim… mais surtout de respect et d’égalité derrière les fourneaux.
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Chronique : Judith
Animation : Lionel
Réalisation : Noé
Crédit photos : France Télévisions
Première diffusion antenne : 21 octobre 2025
Publié le 26 octobre 2025
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