menu Home search
CultureLa QuotidienneThéâtre

Jouer son rôle, catharsis en famille

Léo | 18 janvier 2023

Noël a rouvert vos blessures d’enfance, votre Oedipe mal résolu et cette compétition malsaine avec votre sœur?
Pas de problème! En ce début d’année, les théâtres du canton ont de la catharsis à revendre.

Jouer son rôle , écrit par l’auteur genevois Jérôme Richer, est ici mise en scène pour la première fois par Jean-Yves Ruf. Il raconte les rivalités et les désaccords de deux fils à la mort de leur père.

On connaissait Dry January, voici Janvier Family Therapy.

Le sujet des fratries dysfonctionnelles, a un certain passif. Souvenons-nous de l’horrible destin d’Osiris, noyé dans le Nil et démembré par Seth, son frangin. Comment ressortir d’un banquet de l’Egypte Antique, découpé en morceaux, “façon puzzle”. La brouille british du jour entre les princes Harry et William d’Angleterre, à côté de ça, c’est un grain de sable sur les pyramides.

Huis clos dans une chambre funéraire

Mais ici, pas de dieux égyptiens jaloux, ni de violence physique. Le spectacle se déroule dans le calme d’une chambre funéraire moderne. Cet endroit impersonnel, dépouillé et solennel où nous finirons bien tous par passer.

La scénographie nous installe immédiatement au cœur du huis clos. Le sol est brillant, froid, aseptisé. Les murs sombres, la lumière tamisée. Un cadre imposant et intime en même temps. Un espace sans retour, un lieu de rencontre entre les fantômes et les vivants.

Au centre, le cercueil, ouvert. Il nous fait face. On voit, à l’intérieur, le corps d’un vieil homme. Deux frères se retrouvent, là, avant l’enterrement de leur père. Ils ne se parlent plus.
L’un est trader de matières premières. L’autre est devenu photographe dans une ONG, pour mieux couper les ponts avec les siens. Deux reflets antagonistes. Costume sur mesure contre teeshirt pas lavé. Néo-libéralisme versus utopie humaniste.

Frères opposés

De part et d’autre du funérarium, ils s’affrontent, opposent leurs idées politiques. L’humanitaire accuse le capitaliste de nourrir des conflits barbares. En face, on critique l’hypocrisie du don caritatif, qui lave les péchés de l’occident sans rien changer au fond.

Des visions caricaturales, polarisées. Comme on peut en voir tous les jours à longueur de tweets.

Derrière ces débats, l’émotion des frères affleure, pourtant malgré eux. Dans leurs souvenirs d’enfants apeurés face au bureau paternel. Dans leur amour protecteur pour leur mère. Dans les regards entre les deux comédiens. Ces moments silencieux où l’on sent bouillir une énergie immense, l’envie de se jeter dans les bras l’un de l’autre, pour s’embrasser… ou pour se battre.

Mais ils doivent taire leurs sentiments. Cette fameuse pudeur familiale. Qui nous frustre tellement, mais dont on n’arrive jamais à se défaire.

Le décor sombre, circulaire, ajoute à cette impression d’enfermement. Entre l’arène et la prison. Les frères y perpétuent une opposition qui a toujours existé et qui durera toujours. C’est plus fort qu’eux. Ils doivent jouer leur rôle. Leurs places respectives dans la lignée, dans cette géographie articulée autour de la figure paternelle, dont la dépouille trône, toujours au milieu.

On n’en voit pas souvent, des cadavres. Ce corps, très réaliste, sur le plateau, nous hypnotise. On ne se comporte pas devant les dépouilles comme dans la vie quotidienne. Il y a une posture attendue, il y a des choses qui ne se font pas. Même mort, ce père continue d’être autoritaire.

Théâtre de la mauvaise foi

La pièce explore le conformisme avec une certaine ironie tragique. Chacun des personnages parle pour l’autre, pense le connaître, anticipe ses erreurs, se cache derrière des stéréotypes.
Après tout, les traders sont tous des salauds et les humanitaires des hypocrites. C’est pratique d’être manichéen. Cela évite de trop fouiller dans sa complexité émotionnelle.

Avec Jouer son rôle , Jean-Yves Ruf déploie un subtil théâtre de la mauvaise foi. Celle, intime, des arrangements avec soi-même. Celle des familles bourgeoises, leur fierté rigide, et leur retenue étouffante. Celle des impostures de notre société face à la violence, aux inégalités ou au dérèglement climatique.

Mais s’il n’y avait qu’un seul coupable à condamner, ce serait trop simple.
En tant que spectateur, on développe la même empathie pour le financier vorace que pour le hippie immature. On a envie de se jeter sur le ring et de leur dire de s’embrasser. C’est là qu’est la force du jeu des deux comédiens, Thibaud Evrard et David Godet. On trépigne devant leur aveuglement et, en même temps, on sait qu’on ne fait pas mieux avec nos proches.

Pourtant quelque chose se passe entre les deux frères. En dessous des phrases, par-delà les préjugés, malgré eux. De l’attachement, de la tendresse, de l’amour.

Nous aussi, on s’isole derrière des armures. On les imagine impénétrables, on se rassure. On essaie de jouer le rôle qu’on s’est assigné, de se blinder.

Mais si on regarde vraiment, nos carapaces, elles sont pleines de trous. Nos émotions trouvent toujours la sortie, au théâtre ou dans la vie. Quelque chose finit par craquer. Et cela fait du bien.

Jouer son rôle , texte de Jerome Richer, mise en scène de Jean-Yves Ruf, du 17 au 29 janvier 2023 à la Comédie de Genève

_
Chronique : Léo
Animation : Zebra
Réalisation : Ornella et Raphaël
Première diffusion antenne : 17 janvier 2023
Crédit photo : © Magali Dougados
Publié le 18 janvier 2023

Une publication de Léo


Envie de soutenir un média gratuit,
indépendant et local ?

Rejoins Vostok+


Commentaires

Pas encore de commentaire pour cet article.

Commenter




play_arrow thumb_up thumb_down
hd